L’astrophysique est une science interdisciplinaire particulièrement complexe. Elle requiert un esprit à la fois cartésien et analytique et nécessite une bonne dose de créativité et d’imagination.
J’ai cherché à comprendre comment les astrophysiciens raisonnent, créent leurs modèles et surmontent leurs blocages. J’ai donc appelé Jean-Pierre Luminet un des astrophysicien les plus brillants de notre époque selon moi. Il est Directeur de Recherche au CNRS, auteur de 30 livres, conférencier, poète et à l’origine de plusieurs théories et modèles astrophysiques.
Dans cette interview vous apprendrez notamment :
- Comment la pluridisciplinarité nous aide à raisonner
- L’importance de l’esthétique dans notre réflexion
- Comment surmonter ses blocages
- Comment la contrainte peut nous aider à être plus créatif
Pouvez-vous vous présenter ?
Je m’appelle Jean-Pierre Luminet je suis astrophysicien et Directeur de Recherche au CNRS. Je travaille essentiellement au laboratoire d’astrophysique de Marseille et j’ai également un pied à l’observatoire de Paris.
Mes domaines de prédilection sont l’astrophysique théorique, les trous noirs, le Big Bang et la cosmologie. Je ne suis pas du tout astronome. Je ne fais pas du tout d’observation. Je ne fais que des modélisations théoriques.
Selon vous quelle découverte a été la plus bouleversante ces dernières années ?
A partir de 2015, il y a eu une découverte extraordinaire, c’était celle des ondes gravitationnelles.
Les ondes gravitationnelles ouvrent une nouvelle fenêtre d’observation sur ce qu’on appelle l’astronomie gravitationnelle et qui est amenée à se développer dans les prochaines années voir peut être même prendre le pas sur d’autres formes d’astronomie. Cependant cette découverte n’était pas si bouleversante que ça en ce sens qu’elle était attendue.
En revanche il y a quelque chose qui est plus susceptible de remettre en cause certains consensus, certains modèles et c’est la découverte de l’accélération de l’univers.
L’accélération de l’expansion cosmique a été théorisée à la toute fin des années 90 mais a ensuite été progressivement confirmée. Là encore ce n’était pas quelque chose de totalement inattendu parce qu’il y avait eu quelques modèles théoriques qui prédisaient cette possibilité.
Là où cette découverte peut bouleverser c’est qu’elle fait intervenir une nouvelle physique c’est à dire un champ d’interaction dans l’univers qui serait de nature répulsive et donc contraire à la gravitation.
Essayiste, romancier, poète, sculpteur, scénariste, vous portez de nombreuses casquettes. Comment cette pluridisciplinarité vous aide à mieux penser ?
Cette pluridisciplinarité est inscrite en moi, ce n’est pas une construction intellectuelle. J’étais pluridisciplinaire dès mon enfance. Je pratiquais une multitude de choses à la fois qui m’intéressaient.
Pour moi la pluridisciplinarité est fondamentale dans ma façon même de travailler et de voir les choses. Je ne travaille jamais de façon linéaire. Quelques soient mes activités. Que ce soit dans la littérature, la science, les pratiques artistiques ou autres, je travaille toujours par petits morceaux qu’après j’assemble, un peu à la manière de la topologie. D’ailleurs ce n’est pas pour rien que je me suis autant intéressé à la topologie.
Cette pluridisciplinarité me permet de passer rapidement d’un morceau de sujet à un autre même s’ils appartiennent à des disciplines radicalement différentes.
Par ailleurs notre façon de penser dépend des domaines sur lesquels on travaille. Ce n’est pas la même chose quand on écrit un article, quand on écrit des équations, quand on écrit un poème, un roman, quand on compose de la musique, une oeuvre graphique… cela nécessite des états d’esprit différents.
Passer de l’un à l’autre régénère. On change d’état d’esprit, on change nos connexions neuronales. Quand on fait cet exercice, on ne se fatigue jamais.
La pluridisciplinarité c’est aussi la fécondation réciproque entre les domaines. Il y a beaucoup de physiciens, mathématiciens qui sont par exemple mélomanes.
Etre sensible à l’aspect esthétique des choses en étant mélomane, en étant amateur d’art… cela créer un sentiment esthétique de toute chose. Ce même sentiment esthétique joue un rôle absolument essentiel dans l’élaboration des modèles de la physique théorique et ça depuis le début.
Cette esthétique peut aussi définir des choix de sujet de recherche. Quand on a un sujet scientifique ouvert avec plusieurs pistes à explorer, qu’est-ce qui va décider qu’un chercheur s’attache à une piste plutôt qu’à une autre ? Il peut y avoir de nombreux facteurs différents mais l’un des facteurs c’est la préférence esthétique.
Je prends un exemple simple. En cosmologie pendant longtemps il y avait les 3 solutions possibles pour l’évolution de l’univers. Le rayonnement de l’univers une expansion/contraction, le big bang/big crunch ou une expansion perpétuelle et qui pouvait éventuellement s’accélérer. Qu’est-ce qui a fait que certains cosmologistes, en l’absence de données expérimentales, se sont attachés à un modèle plutôt qu’à un autre ? Certains n’ont pas hésité à dire que le modèle qu’ils ont choisi était en fait le plus esthétique.
Lorsque vous êtes face à un sujet complexe, que vous avez du mal à le comprendre, par quelles étapes passez-vous pour que ce sujet devienne plus clair pour vous ?
Quand on est dans un processus créatif, on passe tous par des phases de doute, de désespoir et après des phases d’enthousiasme. Pour gérer ces états émotionnels qui ne sont pas toujours forcément agréables, il faut laisser reposer.
J’étais le premier à faire l’imagerie de trous noirs, j’étais le premier à étudier les brisures d’étoiles par les forces de marées de trous noirs, l’un des premiers à étudier les modèles de l’univers chiffonné. C’est difficile quand on a peu de références précédentes parce que peu de personnes ont réfléchi au sujet. Il faut défricher, déblayer le terrain… tout cela créer un certain nombre de difficultés à surmonter. Alors forcément je bloque.
Pour surmonter ces blocages certains chercheurs travaillent de façon très obsessionnelle et ne cesse de penser au sujet. Il m’est impossible de travailler de cette manière.
Lorsque je vois que ça bloque, je fais autre chose. Et qu’est-ce que fait quand même l’esprit ? Il continue de travailler de façon souterraine. Et c’est ça qui est extraordinaire. On finit pratiquement toujours par débloquer les choses de façon inconsciente.
Tout comme certains arts martiaux, on n’attaque pas le problème de front, on évite l’affrontement, on le contourne.
Quelle(s) personne(s) admirez vous particulièrement et pourquoi ?
J’ai beaucoup de tendresse pour Johannes Kepler. Je lui ai consacré 2 romans. En m’intéressant vraiment à lui, à sa vie difficile, à ce qu’il a fait et puis à sa personnalité elle-même, je trouve que c’est un personnage particulièrement attachant, beaucoup plus que Galilée ou Newton même si j’ai écrit sur eux.
Il est à la charnière entre une vision antique et médiévale du monde. S’il n’y avait pas eu Kepler, il n’y aurait pas eu Newton. Il est un peu négligé je trouve. Son importance est pour moi capitale dans l’histoire des sciences et je pense qu’il n’est pas reconnu à sa juste valeur.
C’est aussi l’un des très rares scientifiques qui a osé dans ses propres écrits expliciter toutes les fausses voies qu’il a exploré.
En général les scientifiques ne racontent que de leurs succès. Dans l’Astronomie Nouvelle, Kepler nous raconte toutes les erreurs qu’il a commises et les impasses par lesquelles il est passé pour en arriver à sa conclusion.
Kepler était l’un des premiers à dire qu’il y avait des archétypes de la pensée. Un peu comme Carl Gustav Jung l’a développé pour la psychanalyse. Pour lui les archétypes étaient des formes géométriques élémentaires qui selon lui régissaient toutes les lois de l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment grand.
Sinon parmi les physiciens vivants, j’apprécie beaucoup, au-delà des grands noms les plus médiatisés, Roger Penrose. Lui aussi présente une forme de pluridisciplinarité et a d’ailleurs apporté des contributions fondamentales dans quasiment chaque domaine qu’il a traité à la fois en relativité générales et en mathématique.
Il s’est aussi intéressé aux sciences de l’esprit. Il a essayé de modéliser certains processus cognitifs avec la physique quantique.
Il a un esprit extrêmement novateur. Il a constamment des idées nouvelles même à près de 90 ans maintenant. Il est souvent à contre-courant du consensus actuel et ça c’est extrêmement précieux.
Je l’apprécie beaucoup plus que des personnes comme Stephen Hawking dont tout le monde parle et que je connais bien aussi. Ca reste tout de même un esprit brillant.
Quels sont vos 3 livres préférés ?
Je suis un fan d’Alexandre Dumas. Je trouve que c’est quelqu’un qui sait raconter des histoires de façon incroyable. Dès qu’on rentre dans ses bouquins, on reste jusqu’au bout.
Il a beaucoup influencé mes propres biographies romancées de scientifique. Je reprends la philosophie de Dumat qui est d’instruire en divertissant. Si je devais choisir un livre de lui ce serait le Comte de Monte Cristo.
Ensuite je dirais les Nouvelles de Borgès. Borgès était fasciné par le paradoxe venant de la science des mathématiques comme par exemple le paradoxe de Zénon.
La bibliothèque de Babel est aussi quelque chose qui m’a fortement impressionné et qui m’a inspiré quand j’ai développé les modèles de l’univers chiffonné.
Aussi, je me souviens du livre de Georges Perec, La Vie Mode d’Emploi. J’avais été fasciné par sa construction et sa structure d’écriture. Il faisait partie du mouvement littéraire oulipien qui avait pour objectif d’écrire des livres avec une structure algorithmique.
L’idée intéressante c’était de créer des oeuvres littéraires sous contrainte. Perec est allé extraordinairement loin puisqu’il a écrit un bouquin qui s’appelait La Disparition. Les gens qui lisaient ce livre trouvaient qu’il avait quelque chose de bizarre. Et puis un jour il y a un critique qui s’était aperçu que c’était un livre qui ne comportait pas la lettre E. La disparition c’était ça, c’était la disparition de la lettre E. C’était une prouesse parce que le E est partout dans la langue française.
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Si vous avez aimé cette interview, je vous recommande d’aller sur le blog de Jean -Pierre Luminet, Luminesciences vous y trouverez tout un tas d’articles passionnants sur l’astrophysique, les sciences, la philosophie la poésie…
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